Plic. Ploc.
La pluie tombe, lentement. Les gouttes d'eau meurent les unes après les autres, éphémères larmes angéliques disparaissant au contact du sol. Quand l'une meurt, la suivante prend le relais ; c'est comme un ballet que l'on aurait répété des millions de fois, un ballet parfaitement orchestré, propre et organisé.
J'ai toujours aimé la pluie. Tant de délicatesse et d'organisation m'ont toujours fasciné, depuis mon plus jeune âge. La pluie m'apaise, recouvre les plaies de mon âme et délie une à une toutes mes cordes vocales. Je chante. Ma voix est sombre et basse, j'entame un chant lugubre et funeste ; Lou m'accompagne de sa voix cristalline. Elle compose une mélodie sur laquelle je me cale peu à peu. Je suis un poète et elle est ma muse.
Tout est calme. Couché sur le sol, j'offre mon visage à la pluie, je la laisse me laver de ma haine et de ma rancoeur. Ma voix s'élève de plus en plus haut dans le ciel, vers l'infini. Je ferme les yeux. Je n'entends plus rien. Plus rien d'autre que ma voix et celle de ma compagne d'âme, qui se mêlent et ne forment plus qu'un seul et unique chant, fluide et mystérieux, doux et violent.
Soudain, Lou cesse de chanter. Elle ouvre son bec pour pousser un unique cri d'alerte. Je sais ce que ça veut dire ; notre liberté est menacée : des Représentants nous espionnent, prêts à se jeter sur nous comme des charognards. Pas le temps de réfléchir, je bondis sur mes pieds ; aussitôt, Ils jaillissent de leur cachette, derrière un petit buisson. Ils sont deux, Elles plutôt, ce sont des femmes. Peut-être qu'elles sont belles, à vrai dire je n'y fais pas vraiment attention. Anxieux, j'exhorte mentalement Lou à voler haut et loin.
Mais ma jolie colombe n'a pas attendu mon signal ; déjà elle s'élève à plus de quatre mètres du sol, avec la rapidité qui la caractérise. Les Représentantes ont à peine le temps de s'approcher de moi que déjà je me met à courir comme un fou, prêt à tout pour ne pas perdre mon honneur et ma liberté. La sensation exquise des gouttes de pluie qui coulent sur mon visage me donnent de la force et de la volonté ; je me sens fort.
Je cours vite, mais Elles ont l'habitude des courses-poursuites, sans parler du fait qu'Elles ont une légère avance, d'à peine une demi-seconde, sur moi... mais je ne m'avouerai pas vaincu. Jamais. Je cours le plus vite possible, la distance entre Elles et moi reste stable... pour l'instant.
Courir. Ne pas réfléchir. Louvoyer entre les arbres. Éviter les rochers. Ne pas trébucher. C'est tout ce que je fais, tout ce que j'ai à faire. Facile.
Mais au bout d'une demi-heure de course poursuite, alors que la pluie a cessé, je commence à m'essouffler. Respiration saccadée. Point de côté. Poumons en feu. Jambes de plus en plus lourdes. Mauvais présage.
J'ai peur, j'ai mal, mais je continue avec l'énergie du désespoir. Lou semble avoir du mal elle aussi mais elle tient bon, tout comme moi. Mais malgré toute notre volonté, tous nos efforts, nous ne pouvons pas continuer à maintenir ce rythme endiablé éternellement. Les deux Représentantes se rapprochent inéluctablement, lentement, sûrement...
La peur, le stress, l'angoisse me tordent l'estomac, un énorme nœud se forme dans ma gorge ; j'essaie de refouler ces émotions inutiles mais je ne me contrôle pas, je ne me contrôle plus. J'arrive à peine à respirer, je ne pourrais bientôt plus soulever mes jambes. Désespéré, je regarde derrière moi, afin de vérifier s'il me reste encore une chance, même infime, de m'en sortir, ou si Elles sont trop proches...
Erreur.
Je détourne la tête une seconde. Pas plus. C'est suffisant.
Mon pied heurte une pierre ; malgré mes efforts pour ne pas perdre l'équilibre, mon épuisement, ma douleur m'empêchent de me tenir debout : je tombe. Je m'effondre de tout mon long sur le sol boueux, face contre terre, manquant m'ouvrir la tête sur un rocher tout proche.
Je relève mon visage maculé de boue ; j'entends les deux femmes se rapprocher de moi, vite, trop vite ; j'entends leur souffle saccadé ; je vois leur sourire triomphal. J'aimerais les empêcher d'approcher de moi mais je ne peux pas, je suis trop faible. Au dessus de ma tête, c'est à peine si Lou arrive à se maintenir en l'air ; elle faiblit à vue d'oeil, ma douleur est sienne.
Elles s'approchent de moi, me frôlent. Je sais ce qu'il me reste à faire. Je mobilise toute l'énergie qu'il me reste et, alors que l'une des deux Représentantes tend ses mains pour me saisir, je me dématérialise ; je suis désormais entrée dans le corps de Lou.
Nos maigres forces s'ajoutent et nous parvenons à nous maintenir en l'air. Malheureusement, les deux femmes ne sont pas idiotes et ont bien compris notre stratagème. Nous volons trop haut pour qu'Elles puissent nous attraper, mais Elles sont prévoyantes ; Elles plongent toutes deux la mains dans leur sac et en extirpent chacune un magnifique fusil probablement chargé de balles destinées à nous endormir.
Si Elles nous touchent, c'est fini, on ne le sait que trop bien. Elles tirent un coup ; nous esquivons. Deuxième coup ; la balle manque nous frôler. Il faut fuir, bientôt nous ne tiendront plus. Mais nous sommes faibles, trop faibles..!
Mais j'ai une idée. Je ne sais pas si ça marchera mais autant essayer ; j'en fais part à ma blanche compagne, elle approuve. Alors nous ouvrons notre bec et chantons. Une mélodie douce mais pressante, un appel au secours. Et ça marche.
Les renards, loups et autres créatures sauvages sortent de leurs antres ; en voyant les deux femmes armées de leurs fusils, l'écume leur monte aux lèvres et ils se jettent sur Elles, leurs crocs prêts à déchiqueter. Elles ne sont pas folles ; Elles prennent la fuite.
Je me détache du corps de Lou et reprend mon apparence. Mon genou est blessé, mon crâne me fait horriblement mal, mais je suis heureux et fier de nous.
« On a eu chaud, Lou. On a eu chaud mais on a réussi. On leur a échappé. Ensemble. »